Le malade, mon maître (René-Claude Baud, jésuite)

Depuis ce jour, le malade est devenu mon maître, d'autant plus exigeant et efficace qu'il ne le sait pas. Il est cet autre qui fait peur tout d'abord et devant qui la tentation est parfois plus forte de se protéger en s'enfermant devant lui dans une fonction matérielle. il est ce muet dont le regard est tellement chargé d'angoisse, à la nuit tombante, qu'il éveille en vous la panique et l'envie de fuir. Il est aussi celui qui refuse brutalement tout soin et toute attention et déboute vos générosités superficielles. Il est, aujourd'hui encore, celui qui me pousse sans trêve dans la connaissance de moi-même : grâce à lui, je connais maintenant mes peurs, mes dégoûts, tout ce qui en moi est angoisse de la mort; je peux les nommer et essayer de vivre avec? Et je me trouve soudain dans une étonnante fraternité avec les disciples du Nazaréen : je déchiffre en eux mon propre terrain vulnérable et mes désirs contradictoires, la même nécessité de me soumettre au réel en laissant les chimères à leur inconsistance; je comprends leur bravoure verbale, leur sommeil de Gethsémani, leur fuite devant la souffrance des autres. Ils m'apprennent qu'une parole de salut passe par le long temps d'une naissance. Le long temps pour que naisse une parole de Pentecôte, à coeur ouvert, sans traducteur, pour que s'inaugure une nouvelle relation à l'autre. Le temps de la lente marche au désert, où la nuée lumineuse transforme l'individu en personne, l'exorcise du mimétisme des “on” et des “il faut” et le rend assez fort pour affronter mais aussi pour rejoindre les étrangers : “Vous tous qui résidez à Jérusalem, apprenez ceci, prêtez l'oreille à mes paroles.” (Ac 2, 14) . Avant de parler ainsi, Pierre a franchi, à la suite de Jésus, bien des frontières; il s'est connu lui-même étranger au milieu des autres, ne comprenant pas leur langue; on l'a prié parfois, poliment, de quitter le territoire. Se dire sauvé passe peut-être par la difficile expérience de l'ébranlement : ce que je croyais le meilleur en moi jusqu'ici se trouve menacé par la violence, intérieure ou extérieure, en de multiples formes. C'est alors que monte en soi le cri d'une souffrance extrême, l'expression douloureuse d'une impuissance totale à se tirer d'affaire seul. Je ne vois plus comment celui qui parle du salut pourrait se dispenser du renoncement à mener sa propre vie, s'il veut tracer à d'autres la route qui mène d'Egypte à la Terre promise : il y a une mer Rouge à traverser, en marchant sur les eaux, pour passer du côté de ceux qui se savent vulnérables, peut-être définitivement. Vivre pour les autres, vouloir les aider efficacement, tout cela cède alors le pas à un simple et difficile “être avec”. Un regard nouveau naît, chargé de patience et d'indulgence, délivré de ces jugements qui tuent, parce qu'il accepte de ne pas comprendre ce qui, en l'autre, est combat entre l'espérance et l'angoisse. Parce que tombent les images de l'homme fort et sûr de lui, dont l'avenir serait clairement et définitivement tracé, parce que sa pauvreté le rend capable maintenant de se laisser animer. La réciprocité se crée. Une commune vulnérabilité nous unit. La même force de vie se dévoile et se dénomme, sauvée de la mort à l'instant même où elle est reconnue par le regard d'autrui. P. René-Claude Baud, sj in Ce qui remonte de l'ombre, Ed.Christus/Bayard, Paris, 2006, pp.30-32

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